De Santa Fé à Puiseux en France

En écrivant ces lignes, j’écoute la chanson qui a accompagné mes parents tout le long de leur vie en France, de 1966 à 1993, et par la même occasion mes premières années également : « El Imigrante » du chanteur le plus populaire de flamenco de l’époque en Espagne, Juanito Valderrama(1).

Y adiós mi España querida, 
dentro de mi alma
te llevo metida,
y aunque soy un imigrante
jamás en la vida
yo podré olvidarte. 
Adieu ma chère Espagne
dans mon âme
je te garde
même si je suis un immigrant
jamais de ma vie
Je ne pourrai t’oublier.

C’est l’expression de la nostalgie d’un immigrant pour sa mère-patrie, son pays. Ce déchirement qui dépasse la douleur de quitter son Espagne, et pour mes parents leur village, Santa-Fé.

Ce village andalou est historique car les historiens et les fières andalous vous le diront, il est le berceau des Amériques. En effet, après la dernière bataille livrée par les Rois Catholique contre le Sultan de Grenade, Boabdil, Christophe Colomb y signa avec les souveraines Catholiques Espagnols les accords pour armer trois caravelles et partir pour les Indes qu’il ne découvrit jamais….

Mais ce n’est pas que cela, ce sont aussi des « vegas » (plaines), les plus fertiles de la région, des « cortijos » (fermes) appartenant à des propriétaires et beaucoup de « jornaderos » (journaliers) travaillant à la tâche.

Dans ce village, où chacun se connaissait plus par leur surnom qui les caractérisait, vivaient dans des maisons faites de briques de sable et peintes à la chaux blanche, pas trop loin de la place centrale du village avec son église, sa mairie et sa caserne. Celle-ci servait aussi de bourse au travail.

Mon grand-père paternel José était connu par le surnom de « El Coreal » (le Tanneur) qu’il avait hérité de son père. C’était un chef d’équipe et un homme fier et intègre. Les propriétaires des « cortijos » (fermes) l’employaient ainsi que son équipe « la quadrilla » (l’équipe de journalier) selon leurs besoins en main d’œuvre et leur efficacité. Très peu de journalier savait lire et écrire, il n’avait pas le temps d’apprendre, leur survie dépendait uniquement de leur travail. Quelques-uns connaissaient les rudiments du calcul, addition et soustraction pour vérifier leur salaire et le coût de la vie, le quotidien et lire la bible pour faire leurs actes de dévotions.

Le travail agricole andalou est un héritage, un système agricole encore en cours, dans les plaines berbères avec des « acequias » (canaux d’irrigation), des « norias », des « huertas » (parcelles de terre). Il donne à cette étendue une impression de paradis sur terre. La musique de l’eau s’écoulant le long des ruisseaux, les aspérités des montagnes, les peupliers ondulant au gré des vents voilà, une lumière limpide et claire c’est là que vivaient mes parents, et les parents de mes parents.
Comme m
a grand-mère paternelle Carmen surnommée « La Marota » (La gamine) était une femme de fort caractère. Comment ne pas l’être autrement pour assurer la survie des siens même au paradis  ?

Elle était capable de s’habiller comme un homme la nuit pour aller dans les « huertas » prendre le nécessaire pour la famille, négocier des prix sur les denrées de première nécessité et les revendre pour avoir un complément aux revenus de mon grand-père.

La famille vivait dans le quartier gitan « El campo Moro » à Santa-Fé, Mon père me disait récemment en passant devant sa maison natale, il fallait s’endurcir vite devenir adulte à 8 ans, l’âge de ses premiers salaires. 

Il y vivait avec son frère, ses deux sœurs, son père, sa grand-mère maternelle, un cousin, parfois un oncle avec sa femme, dans un deux pièces de 30m2 !

Mon père est né en 1937 à Santa-Fé, durant la nuit d’un terrible bombardement sur Grenade à 11 kilomètres de là, en pleine la Guerre Civile. Il est le dernier d’une fratrie de quatre enfants. C’est un enfant inespéré et ma grand-mère a 35 ans.

Après la guerre, sur toute l’Espagne et l’Andalousie en particulier s’abat une terrible famine. La belle Andalousie, verdoyante et si luxuriante est un mouroir pour les enfants Un grand nombre d’enfants de moins de 7 ans meurent. Mon père à peine âgé de 3 ans se souvient d’avoir mangé les restes de restes, d’être si faible qu’il n’avait plus de force pour marcher, il survécut grâce à sa mère qui allait prendre chez les familles les plus riches de quoi faire un repas par jour.

Il passa le cap fatidique des 7 ans et alla à l’école qui était obligatoire jusqu’à 8 ans, l’âge de la communion solennelle obligatoire. L’enseignement administré par des religieux était basé sur la peur de l’enfer, il fallait sauver les âmes de toutes formes de perversion comme notamment le communisme.

Mon père devait connaître les rudiments de la lecture et de l’écriture pour suivre la messe, lire la bible et ainsi faire sa première communion. Au lendemain de la cérémonie, il était avec ses parents dans les « huertas » à glaner les restes de graines ou à préparer les repas pour le reste de la famille.

Il apprit, avec son père, à travailler aux rythmes des saisons, des cycles lunaires, à irriguer les terres grâce aux systèmes d’irrigation laissés par les Morisques, à respecter l’autorité quelle qu’elle soit.

Avec sa mère, il comprit le sens de la lutte pour les siens et de la survie et donc parfois à savoir braver la loi pour raison de nécessité.

L’Espagne, dans les années 50, commençait à ouvrir ses portes vers la France, l’Allemagne mais surtout les États Unis car ces deux pays se découvrirent un ennemi commun, le communisme.

Une ouverture de l’Espagne toute relative, ainsi on peut voir dans les actualités de l’époque l’arrivée de stars hollywoodiennes sur le sol andalou pour leur villégiature. Des studios se créent dans la partie la plus désertique de la région pour le tournage des premiers films western hors des États-Unis. Cette ouverture permit à mon père de découvrir le cinéma américain des années 50-60. Grâce à un oncle maternel projectionniste qui lui permettait d’assister aux séances gratuitement, dans la cabine de projection. Il pensa un temps en faire son métier.

Son père s’y opposa, il ne trouvait pas cela très « hondrado » (honorable) et parce que cela ferait des bras en moins dans la « quadrilla ». Alors, par respect pour le patriarche, il continua à travailler pour les siens, jours et nuits. Sa mère administrait ses revenus en fonction des besoins de la famille et lui donnait le nécessaire pour ses sorties du dimanche, mais il continuait à voir des films de John Wayne, Tyrone Powell ou de Robert Taylor.

Durant son service militaire, il fut réquisitionné pour participer comme figurant dans un film, « Spartacus » avec Kirk Douglas dans le rôle principal, importante production hollywoodienne qui pouvait ainsi bénéficier d’une main d’œuvre bon marché. Il fut tantôt romain, tantôt esclave, un moyen également pour mon père d’avoir une solde plus améliorée

Quelle ironie de l’histoire quand on sait les conditions de vie de mon père et l’histoire de ce Thrace vendu comme esclave aux Romains.

Dans les débuts des années 60, mon père termina son service militaire et revint pour travailler avec sa famille, tantôt comme bûcheron, dans des exploitations de peupliers tantôt comme « jornadero ».

Le rite du passage à l’âge adulte s’était fait. Il était un homme et considéré comme tel par ses parents, il devait maintenant prendre épouse.

Quand il rencontra ma mère qui vivait dans une exploitation où son père travaillait comme contremaître, il avait 23 ans. Il a choisi ma mère pour sa docilité et son éducation.

Ma mère est née en 1940 à Santa-Fé. Elle est l’aînée de quatre enfants. Elle a vécu une partie de sa petite enfance au centre-ville entre sa grand-mère maternelle, qu’elle adorait et qui l’a pratiquement élevée, et sa mère Encarnación. D’autres femmes membres de sa famille, tantes, cousines gravitaient autour, les femmes avec les femmes, les hommes avec les hommes, son père était présent sans plus.

Mon grand-père Francisco, vers la fin des années 40, trouva un poste de « capataz » (contremaître), dans un « cortijo » (une ferme) à une dizaine de kilomètres de Santa-Fé, ma mère dû se séparer de sa grand-mère, elle avait huit ans. Un déchirement de devoir ainsi la quitter, elle m’en parle encore aujourd’hui de cette grand-mère et de son rôle dans son éducation, de cette tendresse entre elles.

Elle regrette aujourd’hui de ne pas avoir pu être une grand-mère comme elle avec ses petits-enfants nés en France.

Mon grand-père maternel était fils d’instituteur et savait lire, compter et écrire, un homme très discret. En faisant ce travail de mémoire, je m’aperçois que je n’ai pas de photo de lui et très peu de souvenirs. Il n’aimait pas être mis en avant, me racontait ma mère. Il était très austère, se divertissait peu. Un homme de responsabilité, anxieux qui prenait très à cœur la charge du domaine. Il avait un don extraordinaire pour raconter des histoires au coin du feu à ses enfants durant les soirées d’hiver, des histoires sur sa guerre civile et ses aventures étant plus jeune.

Ma grand-mère adorait sortir, rencontrer du monde, aller chez le coiffeur et les géraniums. Elle étouffait dans le « cortijo » et avait besoin de sortir de cet isolement en allant faire le marché chaque fois que cela était possible. Elle adorait décorer sa maison de toutes sortes de fleurs.

Dans la dernière maison où elle vécut, son patio en était rempli. De simples tiges qu’elle trouvait dans la rue, elle réussissait à leur redonner vie dans un pot qui donnait d’énormes fleurs de toute beauté.

Ma mère apprit à lire et à écrire et cela a été une souffrance pour elle. En effet, elle est gauchère et être une gauchère à cette époque, c’était signe de perversion. Sa mère d’abord la forçait à utiliser sa main droite en attachant la main gauche derrière sur son dos. Au couvent ou chez elle, elle devait prouver qu’elle était droitière pour pouvoir vivre comme d’une jeune fille catholique « honrada » (honorable) car être gauchère sous l’époque franquiste s’était de la perversion même pour une fillette.

A douze ans, elle tenait la maison toute seule, les lessives, les repas, les coutures, s’occupant de ses frères et de sa jeune sœur. Lorsqu’elle avait un moment à elle et se mettait sous un peuplier pour lire loin de la maison de ses obligations, des romans de chevalerie ou la vie de saints catholiques. Elle adorait lire mais avait du mal avec la syntaxe, en gauchère contrariée qu’elle est, il lui est difficile d’écrire.

Je ne connais pas très bien les rapports qui existaient entre ma mère et ma grand-mère. Je sentais un ton de reproche dans la bouche de ma mère lorsqu’elle m’évoquait des moments de sa vie.

Elle a eu le sentiment d’être la domestique de la famille, l’aînée qui prend le relai s de la mère. Elle n’a pas eu d’enfance ni de jeunesse, sa mère lui a tout de suite donné des responsabilités trop importantes pour son âge. Ainsi son identité de femme se crée par la servitude, elle doit être au service de chaque membre. Je ne crois pas qu’elle est ai eu le choix.

Cependant, elle a su trouver des moments de liberté, aux abords des rivières aux eaux claires, pleines de vie et qui apportaient la vie aux « huertas » ou dans les forêts de peupliers. Elle aimait aller pêcher les écrevisses près des « norias » (sources d’eau). Sa méthode, son petit doigt de pied qui servait d’appât. Elle me disait qu’elle n’avait pas mal car l’eau qui jaillissait était si froide qu’elle ne ressentait rien, son doigt était comme anesthésié.

Je crois que dans l’esprit de mes grands-parents, ma mère allait entrer dans les ordres. Ce n’était pas une volonté de leur part mais elle était si réservée et si coupée de la réalité qu’ils ne l’imaginaient pas rencontrer quelqu’un. Il eut pourtant une rencontre, celle avec mon père. Ils se connaissaient de nom, de réputation, mais ne ce fréquentait pas. Ce fut un vent de liberté qui souffla donc pour ma mère. Elle marqua une cassure avec sa mère car elle allait partir pour construire sa propre famille ailleurs. Une jeune fille de bonne famille, dans une Espagne très traditionaliste ne pouvait partir de chez elle que par le mariage ou en entrant dans les ordres.

Mes parents se plurent rapidement mais pas leurs familles respectives. Surtout mon grand-père maternel qui ne pouvait pas laisser la main de sa fille à un rustre que représentait mon père. Mon père avait la réputation d’un bon vivant, d’être très fougueux auprès des filles et puis la rumeur courait sur ses fiançailles avec une autre. Ma grand-mère paternelle trouvait ma mère trop docile pas assez affirmée, ni assez robuste pour la vie rude des campagnes.

Après discussion et mise à l’épreuve des deux jeunes gens, durant plus de deux ans, les familles acceptèrent cette fréquentation et mes parents purent se marier. Mon père travailla d’arrache-pied pour payer son mariage et pour ne pas laisser ses parents dans le besoin. Ma mère se sentit soulagée de quitter sa famille où l’atmosphère se faisait oppressante car sa mère faisait tout pour éviter le mariage et son départ. Elles restèrent quelques temps fâchées. Ma mère obtint ce qu’elle désirait le statut honorable de femme mariée.

A leur début, ils s’installèrent près de mes grands-parents paternels. Ma grand-mère « la Marota » voulait garder un œil sur ce nouveau couple et surtout sur sa bru. Les relations entre elles étaient comme celles décrites par Aldo Naouri(1), faite de rivalité, de sous-entendus sur la tenue de la maison et de l’attachement que ma mère pouvait avoir pour mon père.

Ils eurent un premier enfant une fille qui naquit prématurément. Il était de tradition de baptiser rapidement les enfants dont l’espérance de vie était courte pour que la voie vers le paradis leur soit ouverte, cela n’a fait qu’accélérer sont départ car c’était l’hiver, un hiver froid et rude. Elle attrapa froid et mourut en quelques heures dans les bras de ma mère.

Mon père m’en parle encore avec beaucoup d’émotions car il s’est senti coupable d’avoir laissé les « autres » décider à sa place. Il n’avait pas agi comme un vrai chef de famille, protéger les siens. Cet événement tragique lui fit prendre conscience de ses responsabilités, c’est pourquoi lorsque ma sœur naquit, elle aussi prématurée, en janvier, il était là et s’opposa violemment à ce qu’elle soit baptisée. Il la maintint au chaud, nouant ainsi avec elle des relations privilégiés et fortes puis vint mon frère, le garçon de la famille. Avec la naissance de ses propres enfants, ma mère et mon père s’émancipèrent une bonne fois pour toute de leurs familles respectives. Ils avaient construit la leur et mon père avait ses propres règles et exigences dans sa maison.

Il continua à travailler comme journalier, vers la fin des années 60, les contrats se faisaient de plus en plus espacés. Mes parents survivaient me disaient-ils, étaient heureux ainsi, ils avaient pris l’habitude de tout calculer et dès que leurs moyens le permettaient, ils sortaient prendre des « tapas » et voir la télévision dans les « bodegas » (bar à vins) avec les enfants, leur famille.

Le frère aîné de mon père était parti à plusieurs reprises pour la France, en Ile de France, à Puiseux-en France et dans d’autres communes du Val d’Oise, avant les constructions des grandes cités urbaines, pour des saisons de binage de betteraves. Il s’agissait d’un travail des plus pénibles car sur une période bien précise au mois de mai, les betteraves à sucre devaient être espacées pour qu’elles puissent grossir.

Un travail intensif, très bien payé pour des pauvres ouvriers espagnols. Il s’était installé avec femme et enfants. Il retournait chaque année au pays, pour apporter quelques argents aux autres membres de la famille et racontait comme il était facile de trouver du travail là-bas.

Dans les années 60, la France vivait une période de pleine expansion économique qui demandait une main d’œuvre étrangère dans tous les domaines notamment l’agriculture.Le gouvernement espagnol favorisait l’immigration pour les devises étrangères que les ouvriers espagnols ramenaient par la suite.

Mon père choisit la France, Puiseux-en-France, pour être aussi plus près de sa famille, de son frère aîné et de sa mère. Il fit trois campagnes de binage de betteraves avec son frère puis fut engagé définitivement. Il fit venir femme et enfants grâce au regroupement familial.

J’ai demandé à ma mère de m’écrire sur son arrivée en France, je vous en livre quelques lignes. Elle décrit son arrivé dans un village isolé, froid, dans une maison grise et morne. Elle m’a donc fait ce cadeau un texte écrit de sa main gauche sur des feuilles d’un cahier d’écolier, ces quelques lignes racontent ses impressions de froid, de temps gris et de solitudes.

Mon père apprit le français avec les collègues de travail et ma mère en allant faire les courses dans la grande ville voisine Goussainville, le samedi matin ainsi qu’avec nous, ses enfants lorsque nous récitions nos leçons ou les voisins pour faire bonne figure mais elle détestait parler français, elle avait peur que l’on se moque d’elle.

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Livres : Contes et légende de l’Alhambra W. Irving

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